Sur Babordages j'ai apprécié la finesse de ce billet : il met en lumière les petites distorsions sémantiques qu'on ne remarque même plus, mais qui provoquent de drôles de déformations dans notre représentation du monde.
Le cas étudié est celui de "la bourse", qu'on finit par assimiler à un être vivant pourvu de raison.
Sans chercher trop longtemps, on pourrait étendre cette étude à d'autres cas tout aussi parlants.
Le procédé de personnification se retrouve ailleurs: le marché, l'opinion, l'Europe... autant de créatures imaginaires qu'on fait vivre pour notre petit confort intellectuel, comme d'autres en leur temps s'étaient construit une mythologie pittoresque.
Ces concepts ont un point commun : ce sont des "systèmes" et on leur attribue des comportements propres, indépendants des individus qui les constituent.
Ces comportements, présumés rationnels, prévisibles, guidés par l'appât du gain et la recherche de l'intérêt individuel, auraient pour effet de rendre l'ensemble également prédictible et rationnel.
A partir de là, on pourrait s'appuyer dessus, se laisser porter, sans réfléchir.
L'intérêt général se désignerait de lui-même.
C'est alléchant. Cette hypothèse a la particularité d'être très déresponsabilisante pour les individus. Quel que soit leur potentiel et leur pouvoir économique. D'où son succès sans doute.
Contentez-vous d'essayer de vous enrichir, la main invisible du marché s'occupe du reste, nous disait Friedman, avant d'être repris en choeur par tous les économistes libéraux, puis par tous les affairistes tout heureux d'être allégés d'une lourde responsabilité sociétale.
Ils ont du mal à le reconnaître, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Les inégalités se creusent et ce serait une bonne chose. Le ruissellement vers le bas n'est pas au rendez-vous, il semble même inversé: ce serait parce qu'on ne serait encore pas allé assez loin dans la libéralisation...
Seuls quelques dirigeants marginaux osent rapprocher les mots entreprises et responsabilités. La "RSE" germe dans certaines entreprises, sans qu'on sache si ça les fera muter ou si cela ne constituera qu'un léger ravalement de façade. Pour le reste, on s'agrippe encore à notre irresponsabilité.
L'irresponsabilité des puissants, c'est la base de leurs privilèges. Ces privilèges qui se perpétuent dans la démocratie de marché, et qui expliquent le piètre état du monde aujourd'hui.
Je m'explique : dans toute organisation mâture, pouvoir et responsabilité doivent aller de pair.
Faire porter à quelqu'un une responsabilité sans lui confier le pouvoir de l'assumer, c'est le condamner à la culpabilité car il ne peut aller qu'à l'échec.
Confier à d'autres le pouvoir sans leur imposer de responsabilité, c'est leur accorder un privilège destructeur. Le privilège de pouvoir jouir d'une liberté supérieure, de bénéficier de droits exceptionnels sans contrepartie, des droits sans devoirs. Le privilège de pouvoir plus que quiconque façonner le monde, sans avoir l'obligation de réparer les dégâts qu'ils peuvent causer à leur environnement.
La démocratie de marché, c'est cela. La responsabilité incombe au peuple, tandis que le pouvoir (financier, économique, politique) est détenu par une minorité qui n'est responsable que de sa survie et du maintien de sa suprématie économique. L'élite dispose du privilège du pouvoir à responsabilité très limitée, le peuple est paralysé par la culpabilité de l'état du monde, consécutive à sa responsabilité à pouvoir très limité.
Bien sûr je ne parle même pas du pouvoir "politique", celui de nos fameux "représentants élus", qui semblent plutôt être là désormais pour animer et faire diversion, pour donner un coup de pouce au maintien de l'édifice.
En nous expliquant que "la bourse", "l'Europe", "les marchés", "l'opinion", etc, etc..
C'est ainsi que l'édifice tient depuis des décennies.
Mais se fissure.
La question de la responsabilité est pour moi l'enjeu majeur du monde de demain.
Que la révolution se fasse dans les entreprises, dans le fonctionnement économique du monde, ou bien dans ses institutions gouvernementales, au travers de mouvements politiques, peu importe. L'important est qu'on y arrive. Faire évoluer les organisations sociales qui permettent l'implication individuelle tout en permettant d'assumer correctement leur responsabilité collective est à la fois une nécessité vitale, et une avancée sociale prometteuse.